Soliste : « c’est un long voyage que l’on fait tout seul »

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Soliste ou ensemble ? L’artiste, dans son approche de la musique, jauge sans cesse le prix de l’autonomie face à la force d’un orchestre. Reportage sur le rapport entre solitude et concerts.

« J’aime bien l’idée que s’il arrive quelque chose, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même dans le bon comme dans le mauvais », lance nerveusement Adam Laloum, comme pour éluder la question de sa performance en pianiste soliste qui se joue le soir-même. La main agrippée à la bretelle de son sac, souriant timidement aux bénévoles qui le contournent au bar agité par l’heure du repas, le jeune musicien s’applique à réfléchir au poids de la solitude dans la musique, entre deux répétitions en tête à tête avec son piano. « Cela fait partie de la vie de pianiste, aussi, de s’exprimer seul ».

Aux côtés de ses activités de chambriste, Adam Laloum décroche en 2009, à 22 ans seulement, le grand prix et le prix public du concours Clara Haskil, qui font décoller une carrière « combiné de solitude et de collectif ». Depuis, c’est en solo que l’on voit régulièrement le pianiste se produire, partout sur la planète, ou s’enregistrer, comme dès 2011 avec un premier CD, et enfin, se médiatiser. L’« instrumentiste de l’année » aux Victoires de la musique de 2017 ne quitte plus la scène, dont il apprécie l’autonomie, l’intimité et la liberté totales qu’il y ressent : « tout seul, c’est plus facile de pleurer dans les coulisses, d’évacuer son stress. Même si les autres peuvent parfois nous apporter un soutien précieux ».

En effet, le chœur, le quatuor, l’orchestre, tous ces ensembles bien ancrés dans le monde de la musique offrent d’autres avantages aux artistes. En chemise décontractée, un sourire sur les lèvres, Alain Gervreau sort tranquillement de sa répétition pour s’asseoir un instant au soleil. Devant l’Abbatiale, le ténor de violon des Sonadori allume une cigarette roulée et confie : « Quand on est jeune, on pense l’ensemble comme un compromis mais quand on avance en âge, on le voit comme un enrichissement, c’est-à-dire qu’à moins d’être un génie, et il y en a moins qu’on ne le croit, on n’a jamais l’absolu en musique. Donc le fait d’inclure dans une prestation les idées des autres, à condition qu’elles soient acceptées par tout le monde, c’est un enrichissement. ». Pour ce ponte du violoncelle, converti au violon ténor et conférencier à l’internationale, la formation musicale française est « très dirigée vers la performance du soliste avec un apprentissage très technique ». En Allemagne, au contraire, Alain Gervreau obtint en 1980 « le diplôme de musicien d’orchestre » moins porté sur l’excellence individuelle que sur la connexion à son milieu.

Depuis, travailler en ensemble n’a pas d’égal. Premièrement, pour une question de répertoire : l’interprétation des œuvres ne laisse que peu le choix du nombre, et « il y en a qu’on ne peut pas faire tout seul ». Mais au-delà du programme, ce sont les musiciens qui se complètent au fil des portées. « C’est comme si vous faisiez un match de foot tout seul, vous traversez le terrain tout seul, ou bien vous le traversez avec votre équipe. Il y a un élément psychologique énorme de connivence, de connaître les autres et leurs qualités, de les mettre en avant et de les exploiter. » Et dans les loges, cela vaut aussi pour le stress, la pression. « Le fait de pouvoir s’appuyer sur le savoir-faire d’autres personnes avec nous peut avoir un effet déstabilisant pendant un moment mais ça peut avoir aussi un effet calmant à partir du moment où on les admire. On se sent soutenu. »

Mais alors, quid pour Alain Gervreau de jouir d’une liberté totale, sans les « tensions si quelqu’un essaie d’imposer sa vision des choses, les prises de pouvoir » qu’il a parfois connu au commencement de certains groupes ? Il réfute cette autonomie grisante, cet idéal d’un concert à soi et sans obstacles. Car l’Enfer, ce n’est (pas que) les autres en musique : « Le soliste n’est jamais libre car il doit répondre d’une part à un canon artistique dicté par notre société, il doit s’y conformer, puis il va peut-être se trouver en face d’un orchestre qui l’accompagne et qui n’a pas répété beaucoup, avec un chef qui a d’autres volontés, dans une salle qui ne sonnera pas comme il voudra. On est toujours confrontés à des éléments perturbateurs extérieurs par rapport à son idée centrale et ceux-ci nous font progresser. »

« Il n’y a que vous sur scène, sans personne pour vous aider »

Adam Laloum reconnaissait quelques heures avant lui les faiblesses de la pratique soliste, somme toute communes à tout labeur solitaire. Chacun court le danger de tourner en rond, sans s’améliorer ni s’ouvrir à d’autres usages. Mais lorsqu’arrive le jour J, lorsque les lumières s’adoucissent et que les chuchotements s’éteignent, les paradigmes changent. Alain Gervreau voit un atout à débouler seul sur l’estrade, s’installer et jouer quand bon nous semble. Interpréter seul la musique a un goût particulier. « Au niveau de l’adrénaline, ça monte très fort et personne ne peut vous arrêter. Il n’y a que vous sur scène, sans personne pour vous aider. Vous pouvez vous rattraper comme vous voulez, lorsque vous loupez une mesure, vous continuez, c’est un discours dont vous êtes le seul responsable, donc vous le menez comme vous le voulez ».

Adam Laloum, fébrile, est plus tempéré : « C’est une grande responsabilité, on ne peut se reposer que sur soi-même. Tenir un récital d’une heure et demie, cela demande beaucoup d’énergie et de concentration, et en musique de chambre, ces rôles sont partagés, si on a un petit manque d’énergie à un moment, on sait que l’autre est là et vice versa. Tandis que tout seul, c’est plus schizo, il faut se convaincre soi-même qu’on est capable de le faire. C’est un long voyage que l’on fait tout seul. Il y a quelque chose de complètement impudique, qui réunit malgré le fait qu’on soit seul sur scène ». Cette énergie du concert, inattendue, exceptionnelle, fonde la fierté et la force du musicien.

Le soir venu, concentré, rêveur, agile, tantôt léger et presque ahuri d’entendre ses mélodies joyeuses s’envoler, tantôt radieux puis sérieux sur son clavier, Adam Laloum réalisa sans partitions un sans-faute passionné. Il éloigne parfois ses mains du piano animé par le chaos des notes, comme s’il domptait un animal qui ne lui appartenait plus, puis le caresse, le brusque, l’admire. En soliste ou en ensemble, la musique danse avec chaque artiste.

Margot